Il n’y a pas si longtemps, mon ancienne occupation de pharmacien-propriétaire mobilisait la plupart de mes heures d’éveil. L’enchaînement de tâches cliniques et administratives m’assurait chaque jour une généreuse ration de dopamine, l’hormone de la satisfaction.
En fait, une journée typique à la pharmacie, ce sont d’innombrables petits checks dans une liste de tâches infinie: un flux d’ordonnances à valider ponctuée de quelques feux à éteindre. C’est un travail qui était intensément valorisant au quotidien. Chaque fin de quart me laissait bien fatigué, mais empli d’une sensation éphémère d’un travail bien accompli. En revanche, à bord de ces montagnes russes, il m’était devenu difficile de maintenir une orientation de carrière alignée avec ce qui en était son attrait initial.
Aujourd’hui, suite à la vente de mes parts dans la pharmacie, je me retrouve momentanément en situation de semi-retraite. Subitement, la moitié de mon temps est laissé vacant par mon poste à temps partiel. Ces journées hors du laboratoire me privent donc de mes petits buzz quotidiens. Qui plus est, mes quarts de travail sont aujourd’hui dépourvu de la trame de fond qu’assurait mon projet entrepreneurial d’être propriétaire, gestionnaire, et porteur de rêve de mon entreprise.
Ce nouveau temps libre ne l’est pas resté longtemps. Mes journées sont parsemées d’études et de sessions de travail individuelles et collaboratives dans le cadre d’un nouveau projet. Mais après quelques semaines passées plus ou moins à l’écart de mon ancien rythme effréné, je dois en venir à l’évidence: j’ai la vive sensation de ne pas accomplir autant, et d’être moins utile.
Au terme de multiples réflexions, j’en suis venu à la conclusion suivante: je dois changer l’unité de mesure à l’aide de laquelle je quantifie ce que j’accompli. En fait, je réalise qu’il s’agit probablement d’une démarche nécessaire à toute réorientation de carrière, chose que je n’ai jamais vécue jusqu’ici.
Moi qui suis fasciné par les données d’affaires et de santé, me voilà confronté à un business case que je trouve particulièrement difficile à cadrer adéquatement: comment mesurer ma propre productivité, alors que l’usage de mon temps est complètement altéré. Comme le disent les scientifiques des données et les analystes d’affaires, avant de se lancer dans l’accumulation, la préparation, la manipulation et la visualisation de données, il faut très sagement choisir lesquelles doivent être utilisées, selon le problème précis à résoudre. C’est la question qui me hante présentement. De toute évidence, les dollars, le nombre d’ordonnances et les buzz de dopamine ne sont plus les bons indicateurs de ma performance.
Je dois me sevrer de ces chiffres
Auparavant, une journée à la pharmacie pouvait se chiffrer de façon extrêmement précise. La fin de chaque journée me permettait de constater que j’avais été responsable de plusieurs centaines d’ordonnances et d’un profit brut intéressant, signifiant un peu plus d’équité dans ma pharmacie. Dans ma nouvelle réalité, je dois chercher un peu plus loin pour trouver la bonne façon de valider mes accomplissements quotidiens.
Cette situation n’est pas sans me rappeler tous ces patients m’ayant décrit, au fil des années, le sevrage de leurs antidépresseurs. En tant que pharmacien œuvrant dans une chaîne de travail rapide, devant régler tant de micro-problèmes chaque jour, j’étais un peu comme un neurone baignant dans la dopamine. Dans mon nouvel environnement, je dois me rassasier de beaucoup moins de ces gratifications rapides. La finalité des tâches qui figurent à mon agenda se dessine sur un horizon beaucoup plus long. Je dois apprendre à satisfaire ces petites rages autrement, à même les projets à plus long terme. Comme tous ces patients, je dois vivre mon sevrage.
Une longue décennie, puis un petit coup sec
À la pharmacie, mon nom n’est plus sur la pancarte, et ma vieille photo corpo est disparue de la fenêtre. J’ai passé une décennie à servir les mêmes patients, au même poste. C’est une partie significative de mon identité qui y était ancrée. Je ne peux imaginer la coupure que d’autres pharmaciens, ou même d’autres entrepreneurs de tous les secteurs, ont à vivre lorsqu’ils accrochent leurs patins après 3 ou 4 décennies d’activités. N’empêche, c’est presque l’ensemble de ma vie active que j’ai dédiée à cette clientèle et à cette entreprise. Dans mon cas, la pharmacie est encore pleine et ouverte, mais c’est un moi qu’il y a un grand local vide, dans lequel chacun de mes doutes et chacune de mes réflexions ont l’espace de résonner longuement.
Alors, avant d’apprendre à mesurer ce que j’accomplis aujourd’hui, je dois laisser ma boussole, secouée par bien des tempêtes, retrouver le vrai nord. Recentrer mes efforts sur ce qui m’a fait prendre ce parcours bien à moi. J’aime travailler sur des projets d’affaires visionnaires, avec des gens dédiés à leur cause. Jusqu’à présent, le système de santé était mon centre d’intérêt principal. Bien que ce soit toujours le cas, la pandémie a mis en place tous les ingrédients d’une petite crise pour l’économie locale, et les entrepreneurs de tous les horizons sont en danger. Collectivement, il devient évident que les entreprises de tous les domaines sont essentielles à notre bien-être. Quelque part, j’y trouverai ma nouvelle place, et j’ai bien hâte.
Mais en attendant, je laisse passer mon sevrage. Je m’imagine descendre une montage, afin de pouvoir en gravir une autre, qui me donnera un autre point-de-vue. Nul doute que j’avais sous-estimé le courage et la foi que ça prend, pour rebrousser ainsi le chemin, et renoncer à un certain confort!
Mais comme des dizaines de patients ont pu m’en témoigner, au bout de ce sevrage, c’est un regard neuf et un esprit revigoré qui nous attend.
If I could start from scratch, I wouldn’t change s***.–Start from scratch, The Game