Si vous avez déjà soulagé un vilain mal de tête avec de l’ibuprofène à quelques sous le comprimé, vous avez pu vous même constater que les médicaments peuvent être des armes très puissantes. Cette puissance de nos médicaments modernes requiert à la fois responsabilité et prudence lors de leur utilisation. C’est la raison pour laquelle on a confié aux pharmaciennes et aux pharmaciens la tâche d’être les gardiens de ces médicaments.
Dans le cas du mal de tête, l’ibuprofène est l’exemple typique d’une substance ayant une action pharmacologique franche et ayant la capacité de soulager des symptômes précis. Depuis le début de mon parcours de pharmacien, cet arsenal thérapeutique classique a toujours été le sujet de ma formation et de ma pratique, avec le but ultime d’en assurer le meilleur usage auprès de la population.
Afin de permettre aux patients de maximiser les bénéfices obtenus, un élément secondaire fait partie du travail quotidien du pharmacien: celui de proposer des mesures dites non-pharmacologiques. Par exemple, le pharmacien suggérera certains conseils relatifs à l’alimentation ou à l’activité physique à un diabétique. Toutefois, ces conseils restent la plupart du temps plutôt sommaires, car il ne s’agit pas de son champ d’expertise.
Mais la grande catégorie qu’il nous convient d’appeler les traitements non-pharmacologiques est sur le point de s’élargir considérablement.
Au-delà des médicaments: l’évolution des prescriptions
Les médicaments classiques
Les années qui nous ont portés du 20e au 21e siècle ont été marquées par la découverte et la commercialisation de plusieurs substances typiquement pharmacologiques qui sont ensuite devenues des médicaments à grand succès, notamment les statines dont les ventes totales à travers le monde ont dépassé le billion (version française, donc mille milliards) de dollars.
Les médicaments biologiques
La décennie suivante a été marquée par les médicaments dits biologiques. Ce sont des médicaments dont la découverte et la synthèse dépassent le cadre habituel de la chimie organique et impliquent d’avoir recours à des cellules vivantes à titre de « mini-usines ». Ces méthodes complexifient évidemment le travail des compagnies pharmaceutiques, qui ne se gênent pas pour passer la factures aux patients et à leurs assurances. Il n’y a pas de doute que ces médicaments biologiques sont dans le champ d’expertise des pharmaciens, bien que leurs chaînes de distribution particulières et leurs marges bénéficiaires alléchantes aient mené certains pharmaciens à tirer la couverture de leur côté, au détriment de leurs confrères.
Ce qui nous attend: au-delà des médicaments
Aujourd’hui, une nouvelle ère de l’évolution des traitements apparaît à l’horizon.
L’innovation dans les sphères de la médecine et de la biologie bât son plein, il n’y a pas de doute là-dessus. Ces multiples percées technologiques mèneront à de nouveaux types de thérapies qui permettront de traiter plus de maladies, plus de patients, de mieux les traiter et éventuellement, à moindre coût. Or, la nature de ces traitements semble être de moins en moins pharmacologique.
Loin de moi l’idée de revendiquer le titre d’expert ou de futurologue. Mais à titre de pharmacien, je m’intéresse à cette évolution des sciences de la santé, et surtout à la place qui sera réservée au pharmacien dans cet avenir pas si lointain.
Les prochains paragraphes se veulent simplement des introductions, et non des revues exhaustives des sujets. Alors voici quelques-unes de ces prescriptions du futur.
Les jeux vidéos sur prescription

En 2013, le neuroscientifique Dr. Adam Gazzaley a démontré qu’un jeu vidéo pouvait avoir un impact positif sur des capacités cognitives qui déclinent avec l’âge. Son article paru dans la prestigieuse revue Nature a braqué le projecteur sur ce domaine prometteur, soit celui du développement de technologies tirant profit de la neuroplasticité afin d’obtenir des résultats cliniques.
Plus récemment, en 2020, cette technologie a culminé en la mise au point d’un jeu, EndeavorRX, pouvant être utilisé à titre de traitement du TDAH chez les jeunes. Ce jeu vidéo marque un point tournant, puisqu’il a été approuvé par la FDA pour cet usage. Les effets secondaires des médicaments utilisés pour le TDAH sont bien connus: baisse de l’appétit, insomnie, irritabilité, etc… Sans aucun doute, les avantages de ces médicaments, lorsqu’ils sont bien utilisés et à la bonne dose, dépassent leurs inconvénients dans la très grande majorité des cas.
Mais que se passe-t-il quand ces médicaments peuvent être remplacés par un jeu vidéo? Quelle est la place du pharmacien dans cette boucle thérapeutique?
L’épigénétique sur prescription

Selon le CDC, l’épigénétique est l’étude de l’impact de nos environnements et de nos comportements sur certains segments précédemment considérés « moins prioritaires » de notre code génétique.
Ces impacts sur nos gènes peuvent soit empêcher ou favoriser l’apparition et l’évolution de plusieurs maladies. Il existe des thérapies novatrices visant à altérer chimiquement ces segments de gènes afin d’en tirer des effets bénéfiques. Ce sont évidemment des traitements très puissants dont l’usage demeure restreint.
Mais il ne s’agit pas de la seule façon de mettre à profit cette science. Votre épigénome s’exprime différemment d’une journée à l’autre, littéralement. Ceci nous offre la possibilité de moduler notre santé nous-mêmes, en tout temps.
Par exemple, la réaction physiologique suivant un exercice intense influence l’expression de certains segments de notre épigénome. C’est un des éléments qui confère à l’exercice ses bienfaits sur la santé. Or, le jour où nous pourrons chacun et chacune avoir une copie précise de notre code génétique s’approche.
Ce jour-là, il deviendra possible de savoir exactement quels sont les points névralgiques de notre épigénome qu’il sera à notre avantage d’exploiter. Autrement dit, d’avoir, en quelque sorte, un traitement génétique personnalisé.
Est-ce que les pharmaciens devraient s’intéresser à cette science qui influencera les traitements du futur?
Qui plus est, cette science pourrait certainement réduire le besoin de médicaments, en maximisant le profit qu’il sera possible de tirer de petits ajustements à notre alimentation, nos suppléments et nos habitudes de vie.
Raison de plus pour les pharmaciens d’intégrer cette science à leurs pratiques.
Des expériences psychédéliques sur prescription

Le mouvement explorant l’usage des molécules dites « psychédéliques » à des fins thérapeutiques a gagné beaucoup de notoriété et de visibilité au cours des dernières années. Les troubles de stress post-traumatiques et les dépressions réfractaires sont les maladies principalement ciblées. Ainsi, de plus en plus de centres de recherches, d’investisseurs et d’entrepreneurs s’y intéressent également.
Le livre de Michael Pollan « How to change your mind » illustre de façon détaillée et fascinante certaines expériences vécues suite à la prise de ces substances dans un cadre contrôlé et supervisé (notamment par l’auteur lui-même). De toute évidence, il y a plusieurs différences entre les traitements pharmacologiques « standards » et les psychédéliques à usage thérapeutique. Nous ne sommes pas à veille de les servir dans des flacons à nos patients.
Tandis que la pharmacologie traditionnelle nous indique généralement assez clairement le mécanisme d’action d’une molécule, ce n’est pas tout à fait le cas avec les psychédéliques. En fait, ces substances psychoactives semblent plutôt induire chez le sujet un état de conscience altéré duquel s’ensuit une expérience globale, sensorielle et psychique. C’est cette « expérience » elle-même, et non pas simplement la pharmacologie sous-jacente, qui permettrait de traiter la condition.
À bien y penser, c’est logique. Si une seule expérience ou un événement majeur peut engendrer un désordre de stress post-traumatique ou une dépression majeure, pourquoi ces problèmes de santé mentale ne pourraient-ils pas être traités de la même façon, par une vive expérience intense et circonscrite dans le temps?
Ces substances nous permettent-elles de retourner à un état de conscience d’une intensité similaire, et de traiter « le feu par le feu », du point de vue psychique? Ces avancées neuroscientifique sont non seulement passionnantes, elles sont aussi porteuses d’espoir pour les maladies mentales les plus difficiles à contrôler.
Mais que se passe-t-il le jour où toutes ces ordonnances de fluoxétine deviennent des références en consultation cognitivo-psychédéliques ?
Comme pour les autres cas illustrés ici, la question que je me pose est la suivante: ferons-nous éventuellement partie de cette boucle thérapeutique?
Des données sur prescription

Le projet de loi 31 est pleinement en vigueur et ce dernier ouvre plusieurs portes aux pharmaciens au niveau du suivi et de l’ajustement des maladies chroniques. Pour jouer pleinement leurs rôles de spécialistes de la thérapie auprès des patients atteintes de maladies chroniques, les pharmaciens doivent avoir le droit de poser les actes requis, l’autonomie de décider et la rémunération. Bonne nouvelle, car pour beaucoup de cas d’usage, le pharmacien détient dorénavant ces 3 cordes à son arc.
Mais un dernier élément est primordial: l’accès au patient et à ses données. Car, sans les données du patient, il est futile d’ajuster quoi que ce soit.
Qu’il s’agisse de symptômes très subjectifs comme une échelle de la douleur, ou de valeurs numériques de tensions artérielles, il faut d’abord et avant tout avoir accès, directement ou indirectement, à ces données avant de faire quoi que ce soit.
Or, les moyens à la disposition des patients pour colliger, recueillir et partager ces données ont explosé. Un patient peut désormais utiliser des applications mobiles afin de noter ses humeurs, d’évaluer sa douleur ou de suivre sa diète. Il peut suivre sa glycémie en temps réel (ou presque) et faire voyager ses valeurs de tensions artérielles par Bluetooth puis par wifi à qui de droit.
Alors, si les pharmaciens veulent rester dans cette boucle thérapeutique et utiliser leurs nouveaux pouvoirs afin de poursuivre l’évolution de leur profession, il est primordial d’ajouter cette corde à leur arc, et de s’intéresser aux données des patients, pour lesquelles les géants technologiques GAFAM se battent actuellement.
C’est un enjeu de taille et qui n’est pas sans complexité, mais à long terme, il n’y aucun détour possible ici.
Les pharmaciens doivent prendre le contrôle de leur futur
En tant que pharmaciens, voulons-nous être les spécialistes du médicament au sens strict du terme, ou étendre cette définition, et être le spécialiste des prescriptions de demain?
À mesure que la limite entre les traitements dits pharmacologiques et ceux dits non-pharmacologiques devient plus floue, où devrions-nous établir la limite de notre profession?
Le jour où un algorithme parviendra à analyser un dossier pharmacologique aussi bien et plus rapidement qu’un pharmacien, beaucoup du savoir-faire des pharmaciens sera libéré, et il est impératif de l’utiliser à bon escient.
Devrions-nous utiliser ce savoir-faire afin d’accroître la portée de actes en prenant un rôle de premier plan dans le déploiement de ces différentes nouveautés thérapeutiques?
Heureusement, il reste un peu de temps devant nous, alors je vous laisse vous faire votre avis sur la question!