L’arrivée des nouveaux services pharmaceutiques a propulsé la capacité des pharmaciens à proposer de la valeur aux patients, en étant plus autonomes et proactifs dans l’ajustement de leurs médicaments. En étant en mesure d’initier, modifier, ajuster ou substituer des ordonnances dans une multitude de contextes et de situations, les pharmaciens peuvent dorénavant agir, là où auparavant ils ne pouvaient qu’envoyer un fax et se croiser les doigts.
Or, proposer des services est une chose. Les intégrer à un modèle d’affaires gagnant en est une autre.
Réimaginer un modèle d’affaire pour les pharmacies communautaires axé sur les services
C’est le défi auquel sont confrontés les pharmaciens aujourd’hui (momentanément supplanté par celui de la vaccination COVID-19). Un des enjeux majeur est la structure de coût sous-jacente à l’exécution de ces services, qui diffère énormément de celle de l’exécution d’ordonnances.
Par exemple, un pharmacien peut initier un traitement antiviral chez un patient montrant les signes d’un Zona. Rappelons-nous que ce service permettra assurément de mieux traiter cette infection, préviendra certaines complications et transformera une visite à l’urgence en une visite vers le médecin de famille, en principe.
Voici quelques-unes des ressources qui entrent en jeu dans son exécution:
- La main d’œuvre du laboratoire (de plus en plus rare et coûteuse – et qui le deviendra bientôt encore plus);
- Un espace commercial, généralement dans une zone d’affluence entraînant un loyer élevé;
- Un inventaire de médicaments totalisant quelques centaines de milliers de dollars (incluant entre autre un frigo dont le contenu vaut facilement plus qu’une voiture de luxe!);
- Une infrastructure TI considérable;
- Et le dernier et non le moindre: un « actif » de très grande valeur, c’est-à-dire son achalandage.
L’achalandage: un actif particulier
Cette dernière ressource nécessite une attention très particulière. En effet, à moins d’avoir fondé elle-même ou lui-même la pharmacie, la ou le pharmacien propriétaire acheteur doit s’endetter lourdement afin d’acquérir l’achalandage d’un autre pharmacien vendeur. C’est le rite de passage nécessaire aujourd’hui pour tout pharmacien souhaitant devenir propriétaire; les start-ups étant devenus virtuellement inexistantes.
Et pour cause! Ouvrir une nouvelle pharmacie est une aventure beaucoup plus risquée qu’au début du siècle, où le succès était pour ainsi dire garanti. Pourquoi?
- Les coûts associés à l’ouverture d’une nouvelle pharmacie ainsi que les coûts fixes requis pour l’opérer sont élevés.
- Les banques sont de plus en plus vigilantes – pour ne pas dire frileuses – face aux risques d’une pharmacie start-up.
- Et les prêts et subventions qu’il était auparavant possible de toucher (en retour de considérations futures sous la forme de volume d’achats) sont dorénavant interdits.
Cet achalandage est donc généralement l’actif principal transigé lors de la vente d’une pharmacie. Cette transaction s’effectue à la valeur du marché, qui dépend à son tour du retour que le pharmacien acheteur peut espérer en tirer sur un horizon d’investissement entre 8 et 12 ans.
Aujourd’hui encore, ce retour sur investissement repose essentiellement sur les honoraires récurrents facturés pour le service de chacune des ordonnances générées de cet achalandage. Bref, il s’agit donc du profit qu’il est possible de tiré de tous ces patients qu’il a achetés. (Façon de parler bien sûr, car les patients sont libres de fréquenter la pharmacie de leur choix, mais généralement assez fidèles).
Afin de rendre ces calculs plus concrets, voici un exemple typique du service d’une ordonnance qui serait renouvelée à chaque mois.
Renouvellement d’une ordonnance | Service pharmaceutique | |
---|---|---|
Honoraire moyen | 10$ | 20$ |
Temps moyen requis | 5 minutes | 15 minutes |
Coût main d’œuvre (60$/h) | 5$ | 15$ |
Profit brut | 5$ | 5$ |
# de services / année | 12x | 1x |
Profit brut annuel | 60$ | 5$ |
En un clin d’œil, il est possible de constater que la valeur d’un achalandage, calculée selon le potentiel de profits issus de l’exécution de services pharmaceutiques, est bien différente que lorsqu’on la calcule en se basant sur le nombre d’ordonnances servies dans une année.
Pourquoi est-ce que cette comparaison est importante?
Car elle est le reflet d‘où la profession est appelée à se diriger. En effet, la facturation d’un horaire mensuel pour la préparation de chaque ordonnance est un mode de rémunération désuet. Bien que celui-ci ne disparaitra vraisemblablement pas, il est déjà pointé du doigt par plusieurs parties prenantes, que soit des assureurs, des associations et même parfois des élus de notre gouvernement.
Certains seront peut-être surpris d’apprendre que bien des pharmaciens sont aussi d’accord avec la nécessité de changer de mode de rémunération. Bien que celui-ci ait bien servi la profession et la population pour plusieurs décennies, il n’est visiblement pas adapté à la réalité des prochaines décennies.
Or, comme le montre le tableau ci-haut, le problème est que l’alternative, en plus de ne pas être rentable, viendrait tout simplement détruire la fondation de toute une industrie, soit celle des pharmacies communautaires. Rappelez-vous; une majorité de pharmaciens, aujourd’hui, se sont endettés pour acquérir l’achalandage, en effectuant leurs calculs selon la rémunération qui prévaut aujourd’hui.
Cette analyse simplifiée ne reflète pas l’ensemble des obligations financières qu’exige l’opération d’une pharmacie communautaire. Elle permet toutefois d’illustrer la complexité à laquelle se confronte la profession, soit celle de changer la fondation de leur modèle d’affaires, sans que la maison ne s’écrase.

Imaginer le passage d’une pharmacie de distribution à une pharmacie à l’acte
Si c’est ce que le futur nous réserve, les revenus seront, dans un premier temps, considérablement plus bas. En effet, dans un scénario hypothétique où les pharmaciens dégagent l’entièreté de leurs profits en effectuant des actes plutôt qu’en distribuant les médicaments, il est évident que le nombre de fois où il transigera avec chaque patient (ou son assureur) au cours d’une année typique sera beaucoup plus bas.
Afin d’illustrer ce concept, imaginez un patient prenant 3 médicaments à tous les mois. Chaque année, ces 3 ordonnances représentent 36 transactions. En toute vraisemblance, le même patient n’aura pas de besoin de 36 services pharmaceutiques dans l’année. Ni même 10!
Qui plus est, le coût de la main d’œuvre de l’équipe (le pharmacien-ne, les technicien-ne-s) qui rend le service est proportionnellement plus élevé, car le temps requis pour générer chaque dollar est plus grand. Ainsi, les pharmaciens propriétaires reçoivent moins d’argent pour une tâche plus complexe, spécialisée et dans laquelle il implique sa responsabilité professionnelle de façon souvent plus importante.
Il devient évident que l’actif de l’achalandage décrit plus haut perdrait une grande partie de sa valeur.
En fait, il est à se demander quel genre de valeur il serait possible d’attribuer à l’achalandage d’une pharmacie dans un tel scénario, où le nombre de factures par patient est beaucoup plus bas, tout en n’étant que légèrement plus élevées. Et surtout, beaucoup moins stable et prévisible. Et si la valeur de l’actif encaisse une lourde perte, c’est la rentabilité au quotidien qui doit être bonifiée, ce qui n’est visiblement pas le cas dans la simulation.
Aujourd’hui, cette analyse n’est qu’une idée poussée à son extrême, qui ne se réalisera pas de façon aussi exclusive. En effet, il est beaucoup plus probable qu’un modèle hybride se dessine à l’horizon.
En fait, cela semble inévitable, si nous souhaitons collectivement que nos pharmacies communautaires demeurent opérées par des pharmaciens entrepreneurs indépendants. Comme le démontrent les sondages, ces entrepreneurs font un très bon travail, apprécié par la population qui bénéfice en retour d’un accès privilégié à un professionnel fiable et compétent.
Or, les actifs de ces pharmaciens sont menacés. À l’échelle de la province, ces actifs représentent des centaines de millions de dollars. Il ne faudrait pas tomber dans le piège des gros chiffres! Oui, on parle d’actifs valant des millions de dollars. Mais ce ne sont pas des millions de dollars liquides dans les poches des pharmaciens; loin de là. Règle général, il s’agit plutôt d’hypothèques contractées par des pharmaciens qui n’avaient pas d’autre choix s’ils voulaient opérer leur propre pharmacie. Évidemment, je présume qu’ils souhaitent tous revendre avec un profit, un jour. Mais comme nous l’a appris à ses dépens la pharmacienne millionnaire (ainsi que Jim Carrey), la valeur d’un bilan sur papier n’est pas toujours le meilleur reflet de la réalité qui nous attend.

Que se passerait-il si, soudainement, les pharmaciens propriétaires se retrouveraient avec une hypothèque dont la valeur dépasse celle de l’actif qu’ils ont achetés – leurs achalandages?
Les calculs ci-haut illustrent bien que ceci est une éventualité possible, considérant les pressions du marchés et des assureurs, les idées exprimées par notre actuel premier ministre en 2011 et les initiatives telles que le pharmacare canadien. Si les pharmaciens deviennent contraints de changer de mode de rémunération sans que le modèle d’affaires n’ait été bien repensé, c’est la viabilité de toute industrie qui sera ébranlée. Tout ça n’est pas sans rappeler la crise des subprime de 2007…
Une bonne réflexion et plusieurs débats sont nécessaires à cette réflexion. Et aujourd’hui plus que jamais, les pharmaciens doivent unir leurs voix pour bien passer ce message et bien faire valoir leurs intérêts de façon complémentaires à ceux de la population et du système de santé. La vaccination COVID-19 n’a certainement pas enrichi les pharmaciens, mais elle a assurément démontré leur volonté d’être au service de la santé collective.
C’est le meilleur moment, aujourd’hui, pour bien raconter notre histoire, et de la continuer ensemble.
You gotta give yourself credit, they definitely won’t
Momentum – Benny the Butcher, Russ